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Baptiste et Théophile n’étaient pas là II/III (les visionnaires n. 11)

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Baptiste et Théophile n’étaient pas là II/III
(chapitre 8/II du roman Les visionnaires, premier volet de la trilogie de La foule de Bordeaux)

Récit à la troisième personne. Le point de vue de Baptiste Ozenfant

« Gardé à vue ! Cela m’arriva… quand ? » Le seul souvenir le fit frissonner. Lui aussi, en 1972, à Toulouse, avait été arrêté par deux policiers. Provoqués par son air indifférent, ils lui avaient juré d’aller jusqu’au bout.
Comme un robinet longuement verrouillé et débloqué d’un coup, Baptiste commença à se rappeler, d’abord dans un flux hoquetant et plein de bulles d’air, intermittent et incertain. Il se souvint de sa rencontre, dans Toulouse, avec une prostituée berbère aux grands yeux célestes, égarés, plongés dans la mélancolie, qui l’avait attiré, sous le prétexte de lui lire les lignes de la main, dans sa chambre au cinquième étage, donnant sur une ruelle malfamée, juste derrière la place du Capitole.

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Zaïra selon Baptiste

Cette femme prénommée Zaïra l’avait observé tandis qu’il se déshabillait, et sans la moindre vergogne :
— Tu l’as beau long ! lui avait dit.
Ce lundi 16 octobre, il avait assez marché, toujours plus enrhumé et ivre, en faisant le va-et-vient sur les berges de la Garonne ; s’arrêtant à intervalles réguliers pour boire du vin chaud ou rendre visite à des toilettes décrépies. Mais où fut-il arrêté ? Était-il en train de fuir comme d’habitude, ou était-ce l’une de nombreuses fois où il avait salué Zaïra un peu brusquement ? Et vraiment, le matin suivant, avait-il vu Laclos traverser la place, comme une ombre en fuite, lui aussi ?
Le robinet laissa maintenant déferler l’eau librement. Un filet gros comme un doigt ou un cylindre de cristal. Ce ne fut pas la première fois qu’il avait vu Zaïra. Dans le petit bistrot qui allait fermer, devant les yeux ébahis de deux ingénieurs de Sud technique, la même société où il travaillait lui aussi, deux flics en civil s’étaient approchés de lui et l’avaient saisi par les bras.

— Venez avec nous ! lui avait gentiment dit le plus âgé, originaire de Bayonne.
— Et pourquoi ?
— Vous connaissez cette dame ? Le plus jeune, perpignanais, lui avait montré les photos : deux profils marmoréens comme un étal de boucherie, une nuque inondée de sang, les yeux grands ouverts et un visage défiguré par les bleus. Un éclat luisait sous les cils ressemblants à un fil barbelé :
— Pourquoi donc devrais-je la connaître ?
— Parce qu’elle est morte.

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Ce fut une longue nuit de désespoir, que Baptiste avait passée dans un commissariat de banlieue de Toulouse. Une nuit sans réussir à décrocher un seul mot, sans aucune envie de comprendre. Une nuit claustrophobe, pourtant effleurée par une brise légère. Les flics parlaient entre eux. De temps en temps, comme dans un jeu, ils lui lançaient une estocade :
— Alors, tu avoues !
Mais Baptiste pensait continument à cette femme qui n’avait pas voulu de son argent et avait coupé le courant pour ne pas entendre le bruit de la sonnette. Il évoquait ce corps parfumé dansant au-dessus du sien, enveloppé d’un grand rideau de soie. Il se souvenait de Zaïra, de sa taille de guêpe ornée d’un collier de perles colorées. Il sentait encore vive l’odeur jaillissant de son ventre pâle, qu’une veinule rouge et bleue décorait comme un tatouage. Et cette saveur douceâtre d’essence de genévrier, qui disparaissait dans les pirouettes de leurs baisers, remontait toujours du fond de l’estomac jusqu’à la gorge et aux narines…

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Le lendemain de l’interrogatoire, surpris de se trouver libre, Baptiste avait déambulé dans le centre de Toulouse. L’aube était naissante. Les pigeons sautillaient dans les flaques d’eau de l’immense place du Capitole. Dans l’ombre des édifices engourdis, un rayon de lumière sinistre — un éclat lancé par une voiture en course —, avait pointé quelqu’un qui traversait la place, en courant. Il avait reconnu Octave Laclos, le jeune professeur de neuropsychiatrie à l’université de Toulouse. Depuis le trottoir gelé il avait entendu les hoquets accélérés d’une radio : « La jeune Berbère, disait la voix du chroniqueur, s’était fait prêter l’appartement d’une amie. Dans le quartier, tout le monde savait que son mari, un revendeur de drogue, la battait dans le secret du domicile conjugal. Zaïra ne sortait jamais de chez elle. Les derniers temps, son mari lui avait permis de travailler pour une papeterie comptant parmi ses clients Sud technique, une société d’ingénierie qui bâtissait des villes entières dans les Émirats arabes. »
Baptiste avait longuement scruté parmi les ombres ignares, tandis que le journaliste, se complaisant dans un luxe de détails, nasillait au micro : « La Police a pénétré dans la demeure aux rideaux de soie alors que la mourante, crachant du sang, a prononcé le nom d’un jeune architecte de Bordeaux. »

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« Tandis qu’on m’ôtait la liberté et que je perdais Zaïra, où se trouvait Théophile ? Martine, sa mère, qu’avait-elle pu lui raconter pour l’endormir ? »
Il n’avait pas envie d’y réfléchir longuement. En se trouvant à nouveau, plusieurs années après, dans un poste de police, il s’appliqua à ses dessins. (Maintenant, il se servait de papiers avec l’en-tête de la Préfecture). Dans un coin de la feuille, dissimulé sous un étrange sombrero, bâillonné par une longue écharpe, l’air courroucé, apparut lui-même : maigre, de taille moyenne, cheveux lisses peignés sur le côté, yeux sombres, nez fin et prononcé, bouche expressive entourée d’une moustache soyeuse et touffue, un peu à la Maupassant.

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Le petit mulâtre appuya sa joue sur son épaule :
— Qui est-il ce type ?
— Je n’en sais rien, répondit Baptiste ouvrant les bras et faisant glisser le dessin sur ses genoux. Il regarda attentivement la bohémienne : une femme encore jeune, mais vieillie avant l’âge. D’un coup, un éclat de sévérité brilla dans ses yeux et ses lèvres bougèrent :
— Vous êtes beau ! Elle ne mendiait pas, elle ne prétendait pas lui vendre une quelconque amulette. En observant sans pudeur le dessin où s’esquissait un homme prêt à une nouvelle aventure, elle devinait la tristesse de son regard, mais ne réussissait pas à saisir au vol les mots de son cœur. Les paroles muettes de Baptiste, protégés par l’habileté de ses mains, s’évanouissaient dans quelques limbes lointains, engloutis dans un moulinet de biffures hâtives.
— Si tu n’as pas envie de dessiner, ça veut dire qu’il y a quelqu’un que tu n’arrives pas à digérer, dit-elle en posant la pointe de son doigt sur son larynx. Laisse tomber ce travail ! Baptiste haussa les épaules. — Monsieur… je peux deviner ta vie dans ces dessins mieux que dans les paumes de ta main !
Baptiste se leva, furieux contre lui-même. Le silence avait envahi le parloir. On entendait juste le bruit du vent, interrompu par les coups de sifflet du petit Zeno qui poussait du pied sa balle dégonflée.
Il tourna la poignée de la porte vitrée et passa la tête dans la pièce inondée de lumière. Un policier lui fit comprendre d’un geste que Théophile — dont on apercevait le pull et la masse de cheveux noirs éparpillés au milieu de photos signalétiques et de déclarations de vol —, s’était endormi béatement. Baptiste recula dans la pièce. La tête inclinée, le cou candide et les joues rouges de la bohémienne sortaient de la pénombre. Son enfant, pelotonné dans les plis de sa jupe, dormait, le sifflet pendu aux lèvres. Le chien Zébu, couché de travers, étendu à leurs pieds, faisait bonne garde, complétant le tableau.
« Une scène parfaite, digne de Goya ! Laclos en serait content. Une très bonne raison pour laisser tout tomber. Non, je ne dessinerai pas cela ! »
D’emblée, Baptiste revit Laclos, quelques jours après la mort de Zaïra, là devant, comme dans un film coulant au ralenti… Le jour où Hélène s’était déclarée !

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Une piqûre au-dessous de l’aisselle, avec un frémissement soudain de l’estomac le ramena aux incroyables hasards de la vie, aux coïncidences et sensations fortes qui la marquent. Des faits s’affichant parfois incompréhensibles, qui révèlent pourtant, tôt ou tard, leur raison profonde : « Si le coup de foudre existe, un état de grâce peut bien l’accompagner. Il peut arriver alors qu’à la limite extrême de la résistance, l’humeur noire se peigne en rose ».
Il ferma les yeux pour mieux se souvenir de ce moment lointain. Ils étaient chez des amis à la campagne, pas loin de Bazas. Hélène avait fait de lui l’objet d’avances tout à fait spontanées. Il en était resté touché. Mais après, du matin au soir, elle avait passé la plupart du temps en compagnie de Gérard, sans vraiment se dérober, les quarts d’heure restants, à l’insistance de Laclos. « D’ailleurs, tout le monde prenait Hélène pour la sœur cadette de ma femme, Martine. Comment croire alors à sa franchise ? »

Giovanni Merloni

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par Cléo

Vous trouverez Les visionnaires ici tous les 
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écrit ou proposé par : Giovanni Merloni. Première publication et Dernière modification 6 novembre 2013

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